Quelle est la logique du Conspirationniste ?
On ne sait pas encore d'où le Conspirationniste vient, ni où il va, mais il est indubitable que l'humanité a beaucoup à retirer de l'étude du Conspirationniste. Et ceci non seulement dans le domaine de la logique et de la psychiatrie clinique de pointe, mais également dans celui des mathématiques, des théories et de l'histoire de l'art, de la philosophie (principalement les branches de la morale et l'épistémologie) et bien d'autres.
Car le Conspirationniste fait partie de cette espèce de plus en plus rare des gens qui se sont « faits tout seuls » (qu'il se soit raté ou non ne sera pas débattu ici, une approche scientifique se devant dêtre détachée de tout jugement de valeur par trop arbitraire). À ce titre il a développé un univers perceptif totalement original, fait d'un réseau très serré de règles, d'échelles de valeurs, d'a priori et de préjugés qualitatifs qui entretiennent une certaine cohérence interne (cohérence certes très limitée, mais qui n'en existe pas moins).
Il faut d'ailleurs souligner que le qualificatif de trolleur ne lui est définitivement pas adapté : le Conspirationniste est sincèrement convaincu par tout ce qu'il dit. C'est beaucoup plus grave qu'un simple troll. Il pourrait donc être intéressant de formaliser la logique qu'utilise le Conspirationniste dans ses raisonnements.
Voyons donc sur quoi repose l'univers discursif du Conspirationniste. On peut d'ores et déjà dégager, à partir de la masse de messages que les seuls spécimens de Conspirationnistes connus à ce jour émettent quotidiennement sur les groupes de discussion déjà cités, un ensemble de règles auxquelles ils semblent obéir avec une confiance aveugle.
Première règle du Conspirationniste (règle de base, dite aussi règle d'or du Conspirationniste) :
Une affirmation est soit absolument vraie, soit absolument fausse.
Il n'y a pas de troisième possibilité, et toute valeur de vérité est valable en tout lieu, en tout temps et pour toute personne, sans discussion possible. Ce qui est vrai (ou faux) pour le Conspirationniste, l'est également pour l'humanité toute entière. Cette règle est applicable dans n'importe quel domaine et sur n'importe quel sujet, sans aucune restriction d'aucune sorte.
On entre donc de plain pied dans un univers dualiste et manichéen, réducteur et simpliste, mais qui présente l'avantage d'être non-ambigu, explicite et discret, et par conséquent facilement compréhensible et manipulable, ce qui est probablement la raison pour laquelle le Conspirationniste y est tellement attaché : entretenir une vision du monde complexe et nuancée demanderait trop d'effort, à commencer par l'abandon d'habitudes mentales extrêmement confortables. D'ailleurs cet univers de croyances enfantines procure à celui qui y vit un sentiment exaltant (bien que largement illusoire) d'omniscience et de supériorité sur les autres (sentiment que le Conspirationniste ne se gêne pas d'extérioriser).
Deuxième règle du Conspirationniste :
Lorsque deux personnes ne sont pas d'accord sur un sujet (quel qu'il soit), il y en a forcément au moins une qui a tort.
Ici encore, nous devons parler en terme d'absolu et refuser catégoriquement la possibilité d'autres points de vue, d'autres schèmes interprétatifs parallèles et non antagonistes. Le Conspirationniste raisonne exclusivement en terme de conflits. Dans toute discussion il faut un vainqueur et un perdant. On retrouve ici le manichéisme primaire que la première règle du Conspirationniste laissait prévoir.
Troisième règle du Conspirationniste :
Dans une discussion entre deux individus (que nous nommerons A et B pour plus de clarté), si A ne parvient pas à prouver que B a tort, alors cela prouve, implicitement, que c'est A qui a tort.
Cette règle a été formulée (en des termes légèrement différents) par les intéressés eux-mêmes. Elle découle très logiquement, elle aussi, de la première règle du Conspirationniste, et est assez proche de la deuxième. Cette règle explique pourquoi le Conspirationniste accorde tant d'importance au fait de convaincre définitivement et complètement ses interlocuteurs. Dans l'univers largement virtuel qui est celui du Conspirationniste, la victoire dans une discussion est une simple question de survie; la défaite, un symbole de mort. La problématique existentialiste qui sous-tend cette attitude n'aura échappé à personne.
Car il convient de noter que, étant donné que ce réseau de croyances s'est largement consolidé dans le contexte des groupes de discussion, les mots en représentent une composante importante et même vitale. Les participants aux newsgroups se rencontrent sous forme immatérielle et désincarnée, et ils n'ont d'existence qu'au travers des mots qu'ils utilisent pour exposer leurs idées. Aussi la conception du monde du Conspirationniste est-elle très largement conditionnée par une sorte de pensée symbolique qui prête aux mots un pouvoir quasi-magique sur la réalité : pour utiliser une image bien connue, on peut dire que pour le Conspirationniste, une carte géographique a plus d'importance que le terrain qu'elle représente, et agir sur la carte revient à agir sur le terrain.
Ce schème de pensée solipsiste et verbaliste n'est jamais exprimé tel quel par le Conspirationniste, et il n'est probablement même pas ressenti consciemment, mais il existe bel et bien et permet d'expliquer la concentration peu commune de sophismes et autres tautologismes que l'on rencontre dans le discours du Conspirationniste, et surtout la valeur de vérité très élevée que le Conspirationniste accorde à ces constructions fallacieuses (mais séduisantes).
La vérité est donc synonyme de pouvoir, et celui qui ne la détient pas est promis à la mort — une mort symbolique évidemment, mais que le Conspirationniste ressent comme bien trop réelle (son mode de perception monochromatique ne lui permettant pas de prendre le recul suffisant pour faire la distinction entre sens propre et figuré, entre pensée rationnelle et symbolique).
Quatrième règle du Conspirationniste :
Un jugement de valeur peut devenir un fait s'il est exprimé avec suffisamment de véhémence.
Le langage est utilisé par le Conspirationniste comme une arme, et s'il se veut efficace, il se doit d'être brutal (d'où l'emploi fréquent de mots ou même de phrases en majuscules, de nombreux points d'exclamation, de copier-coller massifs et répétés sans distinction précise du contexte, etc). Cela rejoint nos considérations précédentes concernant l'agressivité fondamentale et inhérente à tout échange d'idée selon le Conspirationniste (un « échange d'idées » étant en réalité un combat à mort, dans son optique). Cela appuie également notre hypothèse selon laquelle le Conspirationniste perçoit toute discussion comme une lutte pour sa survie.
On devine les avantages narcissiques de la croyance dans « le tout complot » : son adepte s'épanouit dans le sentiment de détenir un secret d'une extrême importance. Il jouit d'en savoir plus que les plus grands savants. Il n'a pas eu à produire d'efforts pour s'élever au-dessus des sommités, il lui a suffi d'appliquer une disposition d'esprit : le rejet de toute vérité affirmée officiellement. Dans cette négation triomphe le ressentiment contre les élites de la connaissance et se déploie une figure contemporaine de l'anti-intellectualisme. Plus gratifiant encore : l'adepte de cette théorie éprouve l'ivresse d'avoir réussi à déjouer un piège collectif, dans lequel l'humanité ordinaire tombe. Il se découvre plus malin que le conspirateur qui, sous des guises diverses, trompe l'humanité depuis des siècles !
(Robert Redeker)
Cinquième règle du Conspirationniste :
Il n'est pas nécessaire d'utiliser les mots justes, ni même de mots existants; l'important est de savoir ce que l'on veut dire. Si cette condition est remplie, alors tout le monde comprendra ce que l'on a voulu dire.
Cette règle découle elle aussi de la première règle du Conspirationniste, et plus précisément de son corollaire, qui dit que « la vérité unique », ultime et incontestable, existe bel et bien, quel que soit le domaine abordé ou le thème traité. En outre, en vertu du pouvoir magique que le Conspirationniste accorde aux mots, on comprend que cette vérité doit rayonner avec un tel éclat qu'il est impossible à quiconque de ne pas la reconnaître et de ne pas la comprendre.
Cette négation sans appel du relativisme des opinions subjectives est en total accord avec la règle d'or du Conspirationniste ; elle lui est nécessaire pour lui permettre d'entretenir le sentiment d'omniscience, de toute-puissance et de supériorité dont nous avons déjà parlé — et, de façon plus générale, pour lui éviter toute remise en question qui serait par trop douloureuse.
Voilà donc l'état des connaissances actuelles en ce qui concerne le Conspirationniste et son mode de raisonnement. Certaines des règles énoncées se verront probablement infirmées par des observations plus précises, mais c'est le chemin normal qu'emprunte toute science nouvelle.